Dans une Afrique subsaharienne où l’exclusion scolaire touche encore près de 100 millions d’enfants1, l’urgence de la réforme structurelle des systèmes éducatifs continue de faire débat. Et si cette réforme passait, en premier lieu, par les langues d’enseignement ?
A l’occasion du Colloque international « Multilinguisme et diversité à l’école », tenu du 8 au 10 juillet 2025 à Dakar, Professeur Mamadou Ndoye, ancien ministre de l’Education nationale du Sénégal entre 1993 et 1998, a livré un discours inaugural aussi lucide qu’inspirant. Un appel à l’action, un manifeste pour inscrire durablement le bilinguisme scolaire au cœur des politiques éducatives nationales.
Son discours a éclairé avec justesse les leviers essentiels à activer pour faire de l’enseignement bilingue non plus une exception, mais une norme porteuse d’équité, de performance et d’inclusion
Donner une place centrale aux langues africaines
Le discours du Professeur Mamadou Ndoye est un appel clair et avisé : il ne s’agit plus de démontrer l’efficacité de l’enseignement bilingue, les preuves existent, les résultats parlent. Il s’agit désormais de le développer à grande échelle, de lui construire un écosystème, une gouvernance, une stratégie de financement. Car les défis ne sont pas techniques ; ils sont systémiques, culturels et politiques. Artisan de l’éducation, homme politique de conviction et intellectuel engagé en faveur de la valorisation des langues nationales, il nous a relaté sa vision d’une Afrique de l’avenir audacieuse.
J’ai une vision des langues africaines devenues des langues d’abstraction et de conceptualisation dans des systèmes éducatifs qui offrent une racine linguistique et culturelle aux outils intellectuels, aux sciences et aux technologies afin de donner une nouvelle et forte impulsion à l’estime de et à la confiance en soi, à l’invention, à l’innovation et à la création africaines. J’ai une vision de sociétés africaines où la langue n’exclut plus mais plutôt inclut, -au-delà des élites-, toutes et tous, dans les systèmes éducatifs et les autres lieux d’apprentissage, dans les systèmes politiques et la démocratie, dans le développement économique et la mobilité sociale. Qu’émergent alors de nouvelles voies africaines de développement endogène basé sur la satisfaction des besoins humains essentiels pour un épanouissement collectif et individuel !
Mamadou Ndoye, ancien ministre de
l’Education nationale du Sénégal
Cette vision, profondément humaniste et politique, appelle à un changement de paradigme réfléchi mais nécessaire : faire des langues africaines de véritables vecteurs de transmission du savoir, en les valorisant, en les institutionnalisant et en les intégrant dans les parcours scolaires dès les premières années.
Rompre avec les réticences héritées du passé
Le principal obstacle, précise-t-il, à la mise en œuvre du bilinguisme n’est pas pédagogique, mais idéologique. Trop souvent encore, les langues africaines sont perçues comme inférieures, inadaptées à la transmission du savoir. Héritage d’un long processus de domination coloniale, ces représentations sont véhiculées par certaines élites et renforcées par l’absence de politiques linguistiques claires dans de nombreux pays.
« Toute réforme a besoin d’une analyse lucide mais aussi d’un narratif mobilisateur . »
Le bilinguisme ne dérange pas parce qu’il est inefficace, bien au contraire, les études prouvent son efficacité. Il dérange parce qu’il bouscule les rapports de pouvoir, remet en cause des représentations sociales ancrées, et questionne le rôle de l’école comme espace de reproduction sociale. Il est temps d’en faire un levier d’équité et de cohésion.
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Un investissement socialement rentable
Au-delà des débats idéologiques, l’un des arguments les plus répandus contre l’enseignement bilingue reste son prétendu coût. Là encore, Mamadou Ndoye dément, chiffres à l’appui : les dépenses additionnelles liées à la recherche linguistique, à la formation des enseignants ou à la production de manuels scolaires sont limitées et concentrées dans le temps. En réalité, le bilinguisme est un investissement stratégique à haut rendement.
La problématique de l’économie de l’enseignement bilingue en Afrique est souvent posée dans les débats en termes de coûts onéreux à cause de la multiplicité des langues. Pourtant aucune étude scientifique n’étaye de telles opinions. [Et pourtant], le financement de l’enseignement bilingue constitue un investissement relativement faible et exceptionnellement rentable.
Mamadou Ndoye, ancien ministre de l’Education nationale du Sénégal
En somme, la question n’est plus de savoir si l’Afrique peut enseigner dans ses langues, mais si elle peut encore se permettre de ne pas le faire.
Découvrir le discours intégral de Professeur Mamadou Ndoye exprimé lors du Colloque international sur le multilinguisme et la diversité à l’école, porté par l’OIF-IFEF.
Un plaidoyer pour une dynamique renouvelée, participative et pérenne
Ce plaidoyer a mis en évidence la nécessité d’un engagement politique fort, adossé à une recherche contextualisée, des pratiques pédagogiques éprouvées et une collaboration multisectorielle alliant institutions publiques, acteurs académiques, organisations de terrain et partenaires techniques et financiers du secteur public comme du secteur privé.
En effet, la généralisation du bilinguisme scolaire ne peut réussir sans un changement structurel dans la manière dont les systèmes éducatifs sont pensés et gouvernés. Pour réussir, elle doit être ascendante, construite à partir des besoins des territoires, et s’appuyer sur des consensus locaux solides.
L’élan est là. Reste désormais à le transformer en action.
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Découvrir le manifeste signé par le Professeur Mamadou Ndoye.

Sources
- UNESCO (2022). 244 millions d’enfants privés de rentrée scolaire. Rapport mondial de suivi sur l’éducation de l’UNESCO. Disponible ici : https://www.unesco.org/fr/articles/244-millions-denfants-prives-de-rentree-scolaire-unesco ↩︎